Métro boulot tombeau (la révolution 3.0)


Retour sur l’actualité. CINETHINKTANK est demeuré jusqu’à présent bien silencieux sur les révolutions qui animent les pays arabes et nous en sommes désolés. Peut être que cela est-il du tout simplement au fait que la force du peuple en marche impose un certaine déférence que peu ont su respecter. Peut être aussi que dans la cacophonie médiatique, il semblait difficile d’apporter quelque chose qui n’ai déjà été dit, ou alors bien mieux. Et pourtant… ces révolutions qui semblent aujourd’hui ne plus vouloir s’arrêter (et quelle force pourrait bien les arrêter ?) sont riches d’enseignements que beaucoup rechignent à tirer. Trois points semblent pourtant se dégager nettement :

1/ les évènements de Tunisie et d’Egypte valident un modèle de révolution pacifique*

2/ ces révolutions ont pour source une absence de démocratie mais surtout un écart de répartition des richesses devenu insoutenable

3/ les pays occidentaux se sentent rassurés de voir accomplir ni plus ni moins ce qu’ils prétendent avoir fait eux-mêmes quelques décennies ou siècles plus tôt, et refusent d’accorder idéologiquement à ces mouvements une portée plus large

Cela ne vous rappelle-t-il rien ? D’après Alexis de Tocqueville, l’idéal démocratique tel qu’exprimé dans De la Démocratie en Amérique (1835) trouve sa réalisation dans la tendance à l’égalisation des conditions. Force est cependant de constater que l’évolution récente de nos sociétés va nettement et objectivement en sens contraire, c’est-à-dire celui de l’aggravation des inégalités. A titre d’exemple, selon l’Observatoire des inégalités : « Au cours des dix dernières années, les 0,1% les mieux rémunérés (environ 13 000 salariés) ont vu leur salaire mensuel brut progresser (inflation déduite) de 19 374 à 24 000 euros, un gain de 28%, soit 5 426 euros. Pour la plupart des 60% des salariés les moins bien payés, le gain n’a pas dépassé les 130 euros » (statistiques INSEE complètes : http://www.inegalites.fr/spip.php?article190). Cet exemple parmi tant d’autres ne vaut bien évidemment pas seulement pour la France, et prend même des proportions encore plus dramatiques dans d’autres pays (Etats-Unis par exemple). Toute société qui consent à une trop grande hétérogénéité sociale met en péril son propre futur, incapable de réconcilier plus avant ses extrêmes. Totalement phagocytée par la version la plus libérale du capitalisme, le ver dévore le cocon qui l’a vu naitre. La machine à rassembler devient la machine à diviser, et désormais c’est chacun pour soi. Comment en effet se soucier de l’autre, lorsque l’on est soi-même tout à la satisfaction de ses propres désirs ou dédié déjà à la protection de ses maigres richesses ? En réalité, peu effectuent un calcul aussi conscient tant la pression est parfois diffuse et insidieuse. Les bienfaits de la société de consommation attachent l’homme au modèle bien plus sûrement que n’importe quelle forme de coercition positive. Les discours de peur ressassés par nos élites (peur de l’avenir, peur du déclassement, peur de l’étranger, de l’Autre, il y a tant de peurs possibles, si faciles à activer ! Regardez-donc le retour médiatique des peurs instrumentalisées avant 2012 !) parachèvent le contrôle et contribuent à façonner l’homme moderne : « Les gens vivent au jour le jour. Ils évitent de penser au passé, de crainte de succomber à une « nostalgie » déprimante ; et lorsqu’ils pensent à l’avenir, c’est pour trouver comment se prémunir des désastres que tous ou presque s’attendent désormais à affronter » (Christopher Lasch, Le moi assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité, 1984). Entre un passe idéalisé, un présent qu’il ne maîtrise plus et un avenir qui lui fait peur, l’homme moderne occidental est un léthargique qui regarde au travers de son écran ce que d’autres vivent.

S’il faut reconnaître que la révolution du Jasmin et ses enfants légitimes tendent vers une démocratisation parce que les inégalités ne pouvaient être résorbées en l’état, il faut également constater que certains n’ont pas hésité à acheter la paix sociale à coups de pétrodollars (Qatar, Arabie Saoudite, Dubai). Il en ressort que la quête de la démocratie est en réalité sous-tendue par une quête de l’égalité réelle. C’est un exemple magnifique qu’il nous est aujourd’hui donné de voir et dont nous pourrions tirer de multiples enseignements. Si l’on accepte qu’une lutte puisse être menée dans un pays déjà recensé comme « démocratique », et que ce caractère n’obère ni la validité ni la légitimité des exigences formulées, alors, loin de constituer, dans une perspective ethnocentrée et néocoloniale, une répétition de notre propre histoire que nous contemplerions avec dédain, les révolutions arabes fournissent un modèle concret duquel nous pouvons nous inspirer en disant merci. Les principes qui y sont à  l’œuvre sont immédiatement transposables à notre situation.

Tout le mérite de ces mouvements est justement d’avoir rendu de nouveau réelle la « possibilité » d’une révolution aux yeux du monde. Le narcisse moderne si parfaitement décrit par Lasch, qui avait perdu « tout espoir de changer la société et même de la comprendre » (La Culture du narcissisme, 1979) se voit offrir une possibilité unique de reprendre en main son destin et retrouver pour lui-même le sens de la vie qui semblait tant lui faire défaut. L’action, la révolution, replacent l’homme moderne dans le sens de la continuité historique dont il se sentait exclu. Il est aujourd’hui magnifiquement démontré que cette action peut être non-violente* ET couronnée de succès. On a vu fleurir récemment lors des manifestations en France sur les retraites des pancartes énonçant  « Métro boulot tombeau » comme un cri de désespoir face à cette perte de sens et cette société, devenue une machine à  broyer les âmes que rien ne semble pouvoir enrayer. On cherche même aujourd’hui des solutions pour « sortir de la souffrance au travail »**. De l’autre coté de la Méditerranée, d’autres nous montrent la voie.

Le masque d’une prospérité en forme de mirage ne suffit pas à  couvrir les corps et les cœurs meurtris, que l’économie libérale lacère et s’acharne à  décomposer, allant aujourd’hui jusqu’à menacer le principe même de fonctionnement démocratique***. La révolution 3.0 n’est pas la révolution pour la démocratie. La révolution 3.0 est la révolution qui réhabilite l’homme en tant que centre de la démocratie. La révolution 3.0 est la révolution qui rend l’homme à lui-même.

Mathieu V.

* voir l’essai de Gene Sharp, From Dictatorship to Democracy (à télécharger gratuitement) et l’article passionnant qui lui est récemment consacré par le New York Times :

http://www.aeinstein.org/organizations/org/FDTD.pdf

http://www.nytimes.com/2011/02/17/world/middleeast/17sharp.html

** Le Monde 21/02/2010 :

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/02/21/sortir-de-la-souffrance-au-travail_1483153_3232.html

*** Divers articles sur la question  « Is America a plutocracy ? » :

http://www.salon.com/news/feature/2010/10/18/the_perfect_storm

http://www.nytimes.com/2011/02/12/opinion/12herbert.html?ref=bobherbert

http://dissidentvoice.org/2010/01/the-united-states-of-corporate-america-a-plutocracy/

– Articles connexes :

du même auteur :

http://cinethinktank.com/2009/03/27/de-revolutionibus-pour-le-pere/

http://cinethinktank.com/2010/01/04/lapocalypse-ultime-utopie/

par Carl Friedrich :

http://cinethinktank.com/2010/06/02/conte-d%E2%80%99ete-pour-cadre-au-bureau/

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3 commentaires pour Métro boulot tombeau (la révolution 3.0)

  1. Augustin B. dit :

    Quand la peur tombe…tout devient possible…la Tunisie, l’Égypte, la Libye aujourd’hui et les autres demain ont pendant 20, 30, 40 ans eu peur de dire tout haut « dégage », « liberté ». Du jour où une personne a osé le dire, rapidement suivi par tous, ces régimes indeboulonables sont tombés en 8 jours, 8 petits jours ! C’est incroyable et émouvant.

    Tout pouvoir tient son peuple par la peur. Et nous avons peur que quand on a quelque chose à perdre (« when you got nothing, you got nothing to loose » comme chantait Dylan). La jeunesse (nombreuse) arabe n’avait plus rien a perdre et la révolution a eu lieu. La vieillesse (nombreuse) occidental a beaucoup a trop à perdre (job, immobilier) et la révolution est beaucoup plus improbable…

    En Europe, la peur n’est pas dans la police ou l’absence de liberté mais dans le confort: peur de ne pas avoir et peur de ne pas en être. Ne pas avoir peur signifie donc de renoncer à son confort matériel (accepter de s’appauvrir) et social (accepter le risque d’être ne marge). En sommes-nous capables? Je me demande si l’Europe n’est trop vieille ni trop riche pour se libérer des chaînes du confort. Nous continuerons encore un long moment à regarder les peuples se libérer à la télévision et sur internet….par procuration

  2. CINETHINKTANK dit :

    merci matv pour cet article
    augustin, je crois que la réponse est dans ta question: en sommes-nous capables?
    être exclu, c’est douloureux… en même temps, difficile de savoir ce que signifie un tel suicide social (abandon travail argent) tant qu’on n’a pas franchi le pas…
    je crois qu’il faut savoir pourquoi et pour quelle nouvelle aventure on décide de tout lâcher.
    si on sait, on tient (tout en sachant que savoir signifie aussi ne plus vouloir)
    MZ

  3. CINETHINKTANK dit :

    En complement form the NYT
    « This isn’t about skepticism, however; it’s about ironies and outrages. In 2010, corporate profits grew at their fastest rate since 1950, and we set records in the number of Americans on food stamps. The richest 400 Americans have more wealth than half of all American households combined, the effective tax rate on the nation’s richest people has fallen by about half in the last 20 years, and General Electric paid zero dollars in U.S. taxes on profits of more than $14 billion. Meanwhile, roughly 45 million Americans spend a third of their posttax income on food — and still run out monthly — and one in four kids goes to bed hungry at least some of the time. »

    Full article :

    http://opinionator.blogs.nytimes.com/2011/03/29/why-were-fasting/

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